Annoncez quelques chiffres sur la consommation ou sur le prix de l’eau, vous serez surpris de l’écho qui vous en reviendra. Une réalité locale peut rapidement se transformer en généralité, parfois en contre-vérité. Du genre : "la consommation d’eau explose en Suisse", ou "les conduites d’eau potable suisses souffrent d’un manque d’entretien". À vérifier.
Lors d’une récente mise à jour des données relatives à l’Audit urbain européen sur la qualité de vie, l’Office fédéral de la statistique a mis en évidence les disparités suisses et internationales en matière de consommation et de tarification de l’eau potable (voir ci-contre).
Dans le tableau des moyennes d’eau consommée annuellement par habitant (1), les dix plus grandes villes suisses figurent nettement en tête de classement devant dix autres cités européennes, parmi lesquelles Helsinki, Munich et Bruxelles. Les données fournies par les distributeurs publics portent sur les quantités d’eau livrées aux ménages et à l’industrie.
À la lecture de ces chiffres, le service d’information Teletext, reprenant une dépêche d’agence (ATS, 26 mars 2014), a conclu que "la consommation d’eau explose en Suisse" et qu’en matière de consommation d’eau par habitant, la Suisse serait littéralement "championne européenne".
La forte tendance à la baisse de consommation de l’eau est incontestable
La première des deux allégations précédentes est certainement fausse. Selon les données 2012 de la Société suisse de l’industrie du gaz et des eaux (SSIGE), les services publics ont fourni au total quelque 935 millions de mètres cubes d’eau, soit 316 litres par habitant et par jour (150 litres environ si l’on ne compte que la consommation des ménages). Ces chiffres confirment la nette tendance à la baisse amorcée depuis les années 1980 où la consommation d’eau atteignait régulièrement les 500 litres par habitant et par jour. Soit, en 30 ans, une diminution d’environ 37 % alors que dans le même temps la population augmentait de plus de 25 %.
Les villes suisses seraient-elles néanmoins championnes d’Europe de la consommation d’eau ? La question reste ouverte même si, à y regarder de près, les chiffres avancés (hormis ceux de Lugano, voir ci-contre) correspondent à ceux publiés annuellement par les instances helvétiques. Il faut toutefois mettre un gros bémol aux comparaisons de l’Audit urbain européen : elles se limitent en effet à des villes du nord de l’Europe (Allemagne, Belgique, Finlande, Suède) et la base Eurostat qui leur sert de référence n’affiche pas (encore) de données récentes concernant par exemple la France, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie ou la Grèce.
On peut cependant supposer que la consommation d’eau est plus forte dans les régions plus chaudes. À Naples, pour ne citer qu’une seule ville méditerranéenne, les statistiques affichaient il y a dix ans une consommation moyenne par habitant de plus de 2000 litres par jour. Et au niveau national, l’Espagne se situait dans le même ordre de grandeur.
Comme quoi ce genre de statistiques doit être manié avec beaucoup de prudence d’autant que les paramètres pris en considération peuvent aussi varier d’un pays à un autre. Parle-t-on uniquement de la consommation des ménages ou de la consommation totale, y compris celle de l’eau industrielle ? Est-ce que l’on tient compte partout des pertes dues aux fuites ? N’y a-t-il pas ici et là confusion entre les prélèvements d’eau et sa consommation réelle ? Quid de l’empreinte hydrique des produits de consommation venus d’ailleurs ? Mais ce serait là entrer dans un autre débat.
Le labyrinthe des prix de l’eau
En matière de tarification de l’eau, le tableau des comparaisons (2) comprend sept villes supplémentaires européennes dont Amsterdam, Prague, Varsovie et Ljubljana, la plus "méridionale" d’entre elles, mais cet échantillon reste largement insuffisant pour qu’on en tire des conclusions pertinentes. Car s’il est relativement aisé de comparer des volumes d’eau consommés du moment que l’on se met d’accord sur un minimum de critères, ce n’est plus du tout le cas lorsqu’on juxtapose des prix qui relèvent d’une toute autre logique.
Il n’est pas nécessaire de se projeter au niveau international pour comprendre ce genre de problèmes car, en Suisse même, compte tenu de l’autonomie des communes qui ont tout loisir de fixer elles-mêmes leurs tarifs, il y a non seulement autant de prix de l’eau mais aussi presque autant de systèmes de tarification que de distributeurs. Ceux-ci ont des comptes de fonctionnement qui leur sont particuliers et qui reposent sur des principes d’autofinancement et de recouvrement des coûts.
Pour calculer sa grille de prix, un distributeur doit donc se référer aux contingences locales et à une série de facteurs propres à sa zone de distribution, tels que la topographie et les régimes hydrologiques, le nombre d’usagers et la taille du réseau, l’énergie nécessaire au pompage et les niveaux de traitement (en fonction de la qualité de l’eau selon qu’elle provient d’une source ou d’un lac par exemple), de la demande aux heures de pointe, de l’entretien des installations, du renouvellement et de l’amortissement des infrastructures, etc. Auxquels s’ajoutent d’autres calculs, en particulier celui qui sert à répartir les financements entre taxes fixes récurrentes et tarifs variables en fonction des volumes d’eau consommés.
Cela signifie qu’il est tout à fait inutile et illusoire, pour ne pas dire trompeur, de chercher à comparer des prix de l’eau. Leur disparité correspond à la diversité naturelle de la disponibilité des ressources hydriques et des conditions techniques de leur exploitation. Ce genre de comparaison ne permet pas non plus de juger de la performance des services de distribution, même s’il est très utile que ceux-ci comparent leurs méthodes et leurs structures de gestion pour au besoin les améliorer.
Ce ne sont pas seulement les systèmes tarifaires qui sont multiples et variés, mais aussi leur mise en forme statistique en fonction du nombre de personnes partageant une même habitation et des caractéristiques de leur habitat (locatif ou maison familiale). En Suisse l’Office fédéral de la statistique a répertorié cinq types de ménages standards, la Surveillance des prix en a retenu trois en y ajoutant quelques spécificités. Quant à l’Audit européen, il prend pour base des habitations de six personnes. Faute d’harmonisation entre les critères d’évaluation, on aura compris que les diverses tentatives de comparaison sur les prix de l’eau à l’échelle européenne n’en sont que plus aléatoires et fragiles.
Le doigt pointé sur les fuites
Une autre information, diffusée récemment par la télévision suisse romande (3), a elle aussi interloqué plus d’un téléspectateur : "4000 litres d’eau potable fuient des canalisations suisses chaque seconde". Ces 127 millions de mètres cubes "perdus" chaque année correspondent à 13,9% de l’eau potable distribuée par les services publics, ce qui se traduit évidemment par un énorme manque à gagner financier. Ce chiffre, qui n’est pas vraiment contesté par les professionnels, appelle toutefois quelques remarques, bien sûr non exhaustives.
Soit dit en passant, c’est un sujet que les distributeurs n’abordent pas de gaieté de cœur, de peur que leurs explications soient mal comprises et que les chiffres annoncés ternissent leur image de bons gestionnaires. Ils vous expliqueront (4) qu’il n’est pas simple de calculer des taux de fuite et qu’au bout du compte - une fois qu’on a comparé les volumes d’eau produits avec les volumes d’eau vendus et qu’on a tenté de déduire ceux qui n’ont été ni mesurés ni facturés (fontaines, hydrantes et autres usages publics) – on en est réduit à des estimations plus ou moins fiables.
Plusieurs raisons peuvent expliquer les fuites dans un réseau : l’âge des conduites (leur espérance de vie tourne autour des 60 ans), les ruptures accidentelles (en cas de glissement de terrain par exemple), la qualité des matériaux utilisés (même si les fabricants de tuyaux ont beaucoup innové au cours des dernières décennies) ou encore le niveau de performance des moyens de contrôle et de détection préventive (même si la technologie a fait d’énormes progrès dans ce domaine).
Le problème est que les distributeurs d’eau n’ont pas toujours toutes les cartes en main pour appliquer les options techniques qui s’imposent et qui impliquent parfois d’importants investissements financiers : ce genre de décisions relève d’abord des autorités locales (et des citoyens) qui n’en font pas forcément une priorité. Comme le montrait le reportage de la TV romande, plusieurs communes jurassiennes, qui ont souvent été montrées du doigt pour la vétusté de leurs canalisations et des pertes pouvant atteindre parfois 40%, sont en train de remédier à leurs déficiences en la matière. Et cela passe nécessairement par une augmentation du prix de l’eau.
Cela dit, disposer d’un réseau de distribution d’eau sans que ne s’en échappe indûment la moindre goutte relève de l’utopie, d’un point de vue non seulement technique, mais également économique car on ne trouvera jamais suffisamment de moyens pour le financer. D’ailleurs le principal souci des distributeurs, explique l’un d’eux, n’est pas tant de veiller à ce qu’il n’y ait plus aucune fuite dans leurs conduites (après tout, l’eau qui fuit retourne dans son cycle naturel). Mais de faire en sorte que ces fuites, qui sont autant de portes ouvertes aux contaminations de toutes sortes, n’altèrent en rien la qualité de l’eau qu’ils fournissent aux usagers. Les pertes dans les réseaux de distribution ne relèvent pas d’abord d’un problème de joints de robinets et de canalisations, mais se posent avant tout en termes de sécurité et d’hygiène alimentaire. Et personne ne reprochera aux services de l’eau potable d’en faire leur priorité absolue.
Bernard Weissbrodt
Notes
1. Office fédéral de la statistique - Disparités internationales - Set d'indicateurs sur l'Audit urbain – Environnement : Consommation d’eau
2. Office fédéral de la statistique - Disparités internationales - Set d'indicateurs sur l'Audit urbain – Environnement : Prix de l’eau
3. RTS.info, 3 mars 2014, et vidéo extraite du journal de 19h30. Voir >
4. Sur ce sujet, voir aussi l'article aqueduc.info: "Eau, délit de fuite" (29 janvier 2008)