La persévérance des communautés montagnardes
Un peu partout dans le monde, explique Thierry Ruf, de l’Institut de recherche pour le développement, à Montpellier (France), des populations de montagne ont mis au point des systèmes ingénieux pour toutes sortes d’usage des eaux. Mais ces anciens savoir-faire ont peu à peu été éclipsés par les épopées hydrauliques de l’ère industrielle et les exodes des montagnards vers les plaines ont contribué à fragiliser les activités agricoles ou artisanales qui jusque-là dépendaient des méthodes traditionnelles d’approvisionnement en eau. Ce recul, aux yeux du chercheur, serait pourtant moins général qu’il n’y paraît : ici et là des communautés montagnardes s’engagent dans une sorte de reconquête de leur patrimoine hydraulique pour sauvegarder, voire restaurer les anciens réseaux et les adapter aux besoins du temps présent.
Pour illustrer son propos, Thierry Ruf - pour qui ces diverses batailles pour l’eau ont ceci de positif qu’elles structurent la société - passe en revue quelques exemples révélateurs. Les communautés andines de l’Équateur, après des siècles d’une histoire chaotique qui les avait repoussées sur les hauteurs, loin des terres fertiles, ont aujourd’hui l’espoir de bénéficier d’une politique hydraulique nationale enfin favorable à leurs besoins sociaux. Dans la Cerdagne pyrénéenne où le contrôle de l’eau est de longue date une pomme de discorde entre collectivités françaises et espagnoles, les collectivités locales disent leur besoin de refonder des accords de partage durable des ressources en eau trop longtemps mal arbitrées. Dans les hautes vallées de l’Atlas marocain, les interventions de la Banque mondiale dans des projets de gestion hydraulique suscitent la résistance des villages et des groupes sociaux qui estiment qu’on ne tient pas compte de leurs propres modes de répartition et d’arbitrage des ressources.
Un nouvel âge pour l’irrigation traditionnelle en Europe
Dans la carte historique qu’il dresse de l’irrigation traditionnelle en Europe, Christian Leibundgut, de l’Institut d’hydrologie de l’Université de Fribourg-en-Brisgau (Allemagne), note que cette pratique agricole était jadis largement répandue, de la péninsule ibérique à la Scandinavie et de l’Islande à la Mer Noire. Malgré cette vaste diversité géographique, les systèmes utilisés aussi bien que les modes d’organisation présentaient un nombre assez étonnant de similitudes.
Si l’on en trouve ici et là des traces qui remontent à l’âge du bronze, dans le Sud-Tyrol notamment, c’est aux Romains d’abord, puis aux moines cisterciens que l’on doit d’avoir largement diffusé les techniques d’irrigation qui connaîtront deux grands "âges d’or", à la fin du Moyen Age et aux 18e-19e siècles, avant d’être abandonnées à l’ère industrielle.
L’irrigation traditionnelle des prairies avait pour fonction principale d’améliorer les rendements et la qualité des produits fourragers. Elle favorisait surtout l’humidification et la fertilisation des terres qui souffraient du manque d’engrais, mais aussi le réaménagement des espaces agricoles et la lutte contre les ravageurs. Quand elle concernait plusieurs propriétaires, elle impliquait une organisation du partage des eaux, généralement sous la forme de sociétés coopératives dont plusieurs ont résisté à l’usure du temps.
Aujourd’hui, la remise en eau de certains réseaux traditionnels n’a pas pour but de réintroduire des pratiques d’irrigation à vocation agricole, mais vise à la conservation des zones humides, des réserves naturelles ou des paysages, ainsi qu’à la restauration de bocages (prairies, haies et fossés) garants de diversité biologique.
Gestion des réseaux d’irrigation : un monde de complexités
Si l’on ne manque pas d’études historiques sur l’irrigation traditionnelle, on ne peut pas en dire autant des recherches sur la façon dont elle est aujourd’hui pratiquée. Or, à y regarder de plus près - ce que tentent Emmanuel Reynard, directeur de l’Institut de géographie de l’Université de Lausanne, et Rémi Schweizer, assistant à l’Institut des hautes études en administration publique de Lausanne, convaincus de la nécessité de s’interroger sur l’impact de ces modes d’exploitation en termes de durabilité de la ressource eau - on s’aperçoit qu’il existe plusieurs modes de gestion et d’organisation communautaires liés à l’exploitation des réseaux de bisses.
Savièse, au-dessus de Sion, offre en tout cas un bon exemple de la complexité de ces réseaux. Sur le plan technique tout d’abord, avec des galeries d’adduction, des canaux à ciel ouvert, des étangs de stockage, des conduites souterraines, des systèmes d’irrigation gravitaire et par aspersion. Puis dans le domaine de l’utilisation de l’eau, avec ses arrosages de prés, de vignes, de jardins et de pelouses. Enfin dans ses structures de gestion, avec une forte imbrication de différentes institutions : un consortage principal, des consortages secondaires, et le pouvoir communal.
Le bilan de l’analyse met en évidence des lacunes - la distribution de l’eau n’est pas réglementée dans les zones viticoles et résidentielles, et les services dus à la préservation des écosystèmes ne sont pas pris en compte - et des incohérences : des droits d’usages sont attribués sans que soient fixées les limites au-delà desquelles les réserves d’eau seront menacées, et les responsabilités de l’entretien des réseaux sont certes définies mais sans qu’aucun mécanisme ne puisse garantir leur mise en œuvre effective. (bw)