Qu’il est loin le temps où les écoliers séchaient littéralement sur des exercices de mathématiques où il était question de robinets qui coulent et de bassins qui se vident. Mais pratiquement jamais du prix de l’eau, vu qu’à cette époque-là on ne s’en préoccupait guère. Les temps ont changé. Aujourd’hui calculer les coûts réels d’un service de l’eau et en déduire une tarification la plus équitable possible pour ses usagers relèvent d’exercices comptables absolument nécessaires et plutôt complexes. C’est même un sujet qui fait débat parmi les responsables politiques locaux et les gestionnaires du secteur de l’eau potable. À preuve l’un des cycles de conférences organisés à Bulle, du 7 au 9 février 2018, dans le cadre de la 9e édition du salon aqua pro gaz. [1]
Demandez à des Suisses ce qu’ils paient pour leur eau potable, vous n’aurez probablement pas de réponse. Parce que ce n’est vraiment pas le premier de leurs soucis pécuniaires (un mètre cube d’eau coûte moins cher qu’un ristretto). Et parce que majoritairement locataires, les Suisses n’en savent rien la plupart du temps, puisque leurs factures d’eau sont généralement comprises dans le montant global de leurs charges locatives.
En Suisse, l’approvisionnement en eau potable a entre autres caractéristiques, d’une part, d’être assuré par un grand nombre de distributeurs, 3000 environ, quasiment tous en mains publiques, services municipaux, associations intercommunales ou sociétés anonymes ; et d’autre part, d’afficher une grande diversité des prix pratiqués (presqu’autant de tarifs que de distributeurs), à la mesure de la disparité des ressources à disposition, des situations géographiques, des densités de population, des infrastructures de production et autres critères pris en compte dans les systèmes de tarification.
Règles de base et mauvais calculs
Les tarifs publics reposent sur des règles de base imposées par la législation, en particulier le principe de la couverture des coûts qui veut que le prix de l’eau corresponde à l’intégralité des coûts de sa production sans bénéfice ni déficit, et le principe de causalité (dit aussi principe du pollueur payeur ou principe d’équivalence) selon lequel l’ensemble de ces coûts doit être payé par ceux qui bénéficient des services de l’eau et non par les impôts.
Certains, jadis, en ont déduit qu’il fallait facturer ces coûts en fonction des volumes d’eau consommés et du même coup inciter les utilisateurs à économiser la ressource. "Ce calcul est malheureusement erroné, fait remarquer Thierry Ackermann, directeur du Département Eau au sein de SINEF SA, une société de services appartenant à la Ville de Fribourg. Car la plupart des coûts ne sont pas fonction du volume d’eau : les frais de raccordement, les coûts de la protection contre le feu, des réserves d’eau et de maintien de la pression notamment dépendent de la structure de l’habitat, de l’hydrologie, de la topographie et de la disposition des installations d’alimentation en eau et non du sens civique des utilisateurs." [2]
Taxes fixes à la hausse
En Suisse, la consommation moyenne d’eau potable a considérablement baissé depuis les années 1970 où elle était de l’ordre de 500 litres par personne et par jour. Aujourd’hui, elle tourne autour des 300 litres (dont la moitié pour des usages domestiques). Mais il faut savoir que les coûts directement liés aux volumes d’eau consommés ne représentent qu’une part marginale des budgets des producteurs d’eau et que s’ils en vendent de moins en moins, ils n’ont pas d’autre choix que d’augmenter les taxes d’abonnement à la fois pour équilibrer leurs comptes sur la base des coûts réels de production et pour garantir les ressources financières nécessaires à l’entretien et au renouvellement des infrastructures.
Pour rendre les systèmes de tarification un peu plus lisibles et inciter ses membres à mettre en œuvre les meilleures pratiques en la matière, la Société suisse de l’industrie du gaz et des eaux (SSIGE) a émis il y a quelques années déjà une recommandation qui entre autres précise la manière de calculer et de facturer les deux composantes essentielles du prix de l’eau, à savoir :
- une taxe fixe de base qui a valeur d’abonnement annuel au réseau et qui doit servir à couvrir entre 50 % minimum et 80 % maximum du total des charges du distributeur liées aux infrastructures d’alimentation en eau même lorsqu’elles ne sont pas en service (notamment les frais financiers, intérêts, amortissements, maintien de la valeur, etc.) : dans les factures d’eau, ces taxes peuvent parfois dépendre du calibre des compteurs, du nombre d’unités de raccordement (robinets) ou d’habitation (appartements), du volume construit ou de la valeur d’assurance de l’immeuble, etc.
- une taxe variable facturée en fonction du nombre de mètres cubes d’eau consommés et qui est principalement destinée à couvrir les frais d’exploitation et d’entretien des installations.
Les décisions ne sont pas toujours faciles à prendre. Comment concilier en effet rigueur des comptes et conséquences financières pour les usagers, application du principe de l’utilisateur-payeur et incitation aux économies d’eau ? Peut-on par exemple dans une commune touristique facturer le service de l’eau à des résidents secondaires présents seulement quelques semaines par an de la même manière qu’à ceux qui habitent en permanence sur son territoire ?
Les coûts de l’assainissement
font partie du prix de l’eau
Le calcul du prix de l’eau ne s’arrête pas à sa distribution au robinet. S’inscrire dans la logique du petit cycle de l’eau et respecter le principe du pollueur-payeur impliquent de couvrir aussi la totalité des coûts de la collecte des eaux usées et de leur traitement à la station d’épuration, des tâches qui souvent incombent à des services ou des établissements différents de ceux qui gèrent l’eau potable.
Au niveau national, les coûts de l’assainissement représentent un montant total annuel d’environ 2,2 milliards de francs, donc davantage que pour l’approvisionnement en eau (1,5 milliard). Il apparaît aussi que les tâches d’assainissement sont généralement plutôt mal financées et que les investissements ne suffisent pas à compenser la perte de valeur économique des installations (sans parler des fonds aujourd’hui nécessaires à l’amélioration des performances des stations d’épuration pour l’élimination des micropolluants).
L’Association suisse des professionnels de la protection des eaux (VSA) est en train de rédiger une nouvelle recommandation qui proposera notamment un système de taxes qui garantisse "un fonctionnement et un entretien efficace des installations, le maintien de la valeur des infrastructures ainsi que la réalisation des extensions nécessaires". À l’instar des distributeurs d’eau potable, elle préconise elle aussi différents modes de tarification (taxe fixe incluant les eaux usées et les eaux pluviales, taxe variable basée sur le volume d’eau consommé), divers paramètres à prendre ou non en compte en fonction des situations locales, et surtout une comptabilité analytique des infrastructures de manière à déterminer au plus près la répartition des charges d’exploitation.
Des prix sous surveillance
Au décompte final, la facture adressée au consommateur se base donc sur la totalité des coûts comptabilisés tout au long du cycle domestique de l’eau, de son captage jusqu’à son rejet dans l’environnement, en passant par les phases de traitement éventuel pour la rendre potable, de stockage dans les réservoirs et de distribution dans les réseaux, puis de collecte dans les réseaux d’eaux usées et de traitement en station d’épuration. Et quand l’assainissement est lui aussi calculé à son juste coût, il fait plus que doubler le prix total de la ressource utilisée.
Ce que les citoyens et consommateurs suisses (et parfois aussi certains responsables communaux) ignorent assez souvent, c’est que toute autorité politique qui décide de modifier les taxes liées à l’approvisionnement en eau et à l’élimination des eaux usées est légalement tenue d’en préaviser les services de la Surveillance fédérale des prix qui peut recommander, voire décider des baisses de tarifs [3].
Avant toute décision finale en la matière, Monsieur Prix vérifie notamment que tous les coûts sont "correctement délimités", que tous les utilisateurs de la prestation paient leur juste part, et que la structure des taxes est conforme aux principes de causalité (pollueur-payeur) et d’équivalence qui veut que les tarifs ne soient pas disproportionnés et soient contenus "dans des limites raisonnables".
Pour éviter toute mauvaise surprise aux communes, la Surveillance des prix met à leur disposition une ’liste de contrôle’ qui leur permet de peaufiner leur dossier de tarification conformément aux exigences légales. À l’intention du grand public, son site web propose également un moyen de comparaison des taxes d’eau potable dans quelque 300 communes de Suisse les plus peuplées. [4]
Bernard Weissbrodt
– Site officiel du salon : www.aquaprogaz.ch
– Sur le salon aqua pro gaz 2018, voir aussi l’article :
Faut-il se regrouper pour distribuer l’eau potable ?
– Voir aussi les Clins d’eau : Objets d’eau de salon