Tout a commencé lors d’un précédent colloque, raconte Muriel Borgeat-Theler, historienne et cheffe de projet à la Fondation pour le développement durable des régions de montagne. En 2013, Ariane Devanthéry, historienne de la culture [1], avait cité Abraham Ruchat, l’un des initiateurs du détail topographique dans la description littéraire, qui en 1714 décrivait le Valais comme un véritable pays de cocagne. Or, un siècle plus tard, les guides de voyage parlaient de la plaine du Rhône comme d’un espace insalubre et inesthétique. Comment expliquer alors pareilles différences de perception d’un même lieu entre le début du 18e siècle et le début du 19e ?
Si l’on se réfère d’abord, ce que fait Muriel Borgeat-Theler, au plan dessiné en 1802 par les ingénieurs géographes français de Napoléon dans son projet de route carrossable à travers les Alpes par le col du Simplon, lui qui avait besoin d’un tracé praticable en tout temps malgré les crues, éboulements et autres aléas, on s’aperçoit que la vallée du Rhône ne ressemblait pas vraiment à un grand marécage. On y voit ici et là des champs et des prairies.
L’historienne renvoie également à cette citation tirée de l’Annuaire 1813 de la Préfecture du Simplon [2] : "Le fond de la grande vallée est un terrain fertile, cultivé en jardins, champs, vergers et bons prés. Mais le Rhône enlève à la culture une grande partie de ce terrain qui par les effets de ce fleuve est dans certaines localités changé en marais ou en plages immenses de graviers et de cailloux."
Une source de choix : les documents fonciers
Ce constat se renforce à la lecture des "reconnaissances", c’est-à-dire d’anciens documents administratifs, en quelque sorte les ancêtres des cadastres et registres fonciers actuels, dans lesquels des particuliers reconnaissaient détenir de leur seigneur des parcelles de terrains dont ils avaient la jouissance à titre temporaire. Ces documents sont riches en toutes sortes d’informations notamment sur la nature des biens tenus en fief (pré, terre, vigne, maison, etc.), sur leur superficie et leur situation, ou encore sur le Rhône et ses bras adjacents.
L’historienne valaisanne a entrepris de parcourir minutieusement l’un de ces volumineux registres, celui de la commune de Riddes, daté de 1592 et comportant pas moins de 900 folios recto verso. À la lecture des reconnaissances qu’il contient, et prenant pour repères des lieux-dits et des toponymes que l’on retrouve sur les cadastres actuels, elle a pu relever par exemple que la zone des Epeneys en rive gauche du Rhône était une zone agricole importante au 16e siècle déjà, qu’elle comportait des champs, des chènevières et des prés pour le fourrage et les litières du bétail, autant de surfaces révélatrices des potentialités agricoles de l’époque. Le registre mentionne également plusieurs dizaines de parcelles abandonnées qui sont revenues à la commune faute de détenteurs.
« Ad culturam reducere »
Cette formule latine - littéralement "rendre à la culture" - est une tournure de phrase qui apparaît souvent dans les documents du 16e siècle. Elle sous-entend clairement qu’il y a eu ici et là des inondations, que des terres ont pu être abandonnées pendant un certain temps mais que la volonté existait chez leurs propriétaires d’en faire à nouveau l’exploitation agricole.
Il faut peut-être rappeler aussi que dès la fin du 16e s., les revenus de la terre représentaient une importante source de richesse pour les grandes familles patriciennes de Sion, fortunées, qui n’hésitaient pas à investir dans un développement agricole extensif de la plaine. L’argent qu’elles obtenaient grâce au service et aux pensions de mercenaires à l’étranger leur permettait d’acheter par exemple des parcelles de terrain à proximité du Rhône, quitte à les louer ensuite à des particuliers ou à confier leur exploitation à des domestiques, se comportant ainsi comme une véritable aristocratie terrienne.
C’est au 19e siècle, apparemment,
que le paysage change
Jusqu’en 1813, conclut Muriel Borgeat-Theler, on ne peut pas vraiment parler de lignes de fracture dans le paysage de la plaine du Rhône. Le regard que les voyageurs portaient sur elle à la fin du 18e était probablement dû à des inondations. Mais les riverains s’en remettaient, continuaient à cultiver les terres, s’adaptaient aux caprices du fleuve.
La suite des recherches va peut-être confirmer l’hypothèse selon laquelle c’est au cours du 19e siècle que le paysage a véritablement changé sous l’impact d’une série de crues et d’inondations plus ou moins catastrophiques, dues peut-être aux épisodes climatiques de la fin du Petit Âge glaciaire ou à la surexploitation des forêts sur les versants de la vallée.
Et l’historienne de citer le témoignage du Valaisan Antoine de Riedmatten, qui en 1836, loin de son pays natal, écrit à son père, alors président de la ville de Sion, combien il a souffert d’apprendre "la déplorable nouvelle du désastre que le Rhône vient de répandre dans notre pauvre vallée qui aurait tant besoin de quelques bonnes années pour se remettre des malheurs qui l’affligent si souvent".
Bernard Weissbrodt